Justine
Cappelle
« Je crois que nous avons la responsabilité de revendiquer un espace pour les choses qui ne veulent pas être vues, de les rendre importantes de cette manière. »
Avec son art, Justine Cappelle veut nous empêcher de devenir collectivement aveugles. Aveugles à l'inconnu, aveugles aux conséquences de l'omniprésence de la technologie, aveugles parce que - au nom d'intérêts commerciaux - on nous présente toujours plus de la même chose.
Justine, tu as une vision fascinante de la relation entre l'humain et la nature. Comment cette vision est-elle née ?
« Un jour, il y a eu un incendie dans ma maison. Dans cette même maison, nous avons également dû faire face à des inondations. Au bout de la rue, il y avait une décharge de ferraille d'une usine démolie sur lequel j'aimais jouer. Ce sont des éléments qui m'ont confrontée très tôt à l’éphémère et m’ont menée à prendre conscience de notre vulnérabilité. Cela m'a permis de comprendre que nous faisons partie de la nature, et non l'inverse. Mes poupées Barbie noircies par le feu, le bricolage de matériaux de récupération : la transformation de la matière par les processus naturels m'a toujours fascinée. Elle est au cœur de mon expression artistique. »
« Land art », c’est le terme que tu utilises pour décrire ton travail. Qu’est-ce que cela implique, concrètement ?
« Pour moi, le “land art” est un moyen d'explorer la relation entre l'être humain et la nature. Je travaille avec mon environnement, en utilisant différents médias, mais principalement le documentaire. Avec des matériaux simples, que j’ai trouvés, je construis un monde parallèle à notre réalité quotidienne. Je cherche des situations où la vie ressemble à de la science-fiction, mais où elle est une pure réalité que nous ne pouvons pas voir à cause de nos sens limités. De cette manière, je veux entamer un dialogue sur des questions sociales importantes. »
Ton premier long métrage documentaire, Silhouet, explore l’infrastructure invisible de la technologie. Pourquoi t’attaquer à ce sujet ?
« Silhouet (“silhouette” en français, ndlr) est une danse visuelle sur le monde caché derrière les technologies modernes. Le documentaire pose des questions sur le contrôle, la transparence et l'impact. À quoi cela ressemblerait-il si nous pouvions voir tout ce que nous acceptons ? Quelle forme cela aurait-il, quelles couleurs, quelles silhouettes, quels sons ? Il est important d'y réfléchir pour ne pas devenir aveugle aux conséquences de l'acceptation de la technologie. »
Tu mentionnes ta grand-mère comme une importante source d'inspiration. Comment a-t-elle influencé ta vision du monde ?
« Ma grand-mère était engagée politiquement. Elle a fait campagne pour les droits des femmes. Elle a transmis son militantisme et sa résilience à ma mère et à mes tantes. Savoir que je fais partie de cette lignée de femmes puissantes me donne du courage lorsque je suis en difficulté. Cela me fait penser qu'il n'est jamais trop tard pour changer. Si mon travail véhicule un sens aigu de la justice et de la compassion, je le leur attribue. Il est rassurant de savoir que leur courage et leur détermination coulent dans mes veines. »
Quels sont les plus grand défis que tu as rencontrés dans ton travail artistique ?
« Le processus d'élaboration d'un film est long et coûteux. Il faut souvent travailler gratuitement, essayer de survivre financièrement, tout en convainquant les autres de l'importance d'un projet qui travaille justement sur des questions sociales qui concernent tout le monde. Ce qu’on peut appeler la "Netflixisation" pousse les responsables de programmes à écouter de plus en plus ce que veulent les consommateurs·rices... Mais je pense qu'il faut créer de l'espace pour les choses qui veulent être moins ou pas vues ; qu'il est important de surprendre les gens. Sinon, à quel point le monde sera-t-il aveugle ? »
Que signifie, pour toi, d’obtenir la bourse Vocatio ?
« Demander de l’aide financière constitue un long processus. La bourse Vocatio me permet, en attendant d'obtenir plus d'argent, de filmer des événements importants qui seraient autrement perdus. Elle me permet également d'utiliser ces événements filmés pour réaliser un court métrage. Cela me donne l'assurance qu'il y aura du contenu disponible autour des questions, même si je ne parviens pas à trouver plus d'argent pour le film complet. »
Et enfin, quels sont tes plans pour l’avenir ?
« J'espère atteindre une plus grande liberté financière. Je rêve de faire de la recherche dans un cirque itinérant et d'intégrer l'art dans la vie de tous les jours. J'aimerais également créer un espace où les gens peuvent être inspirés pour réfléchir autrement à leur mode de vie et à leur façon de voir le monde. »